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Se libérer du connu… dans nos relations

1 juin 2025

Vous aurez peut-être reconnu le clin d’œil au livre mythique de Krishnamurti, Se libérer du connu. La référence m’est tout de suite venue à cause de cette phrase qu’on entend souvent : « Je te connais comme si je t’avais fait ! ».

Mais connaît-on vraiment les personnes qui nous sont le plus proche ? Et si oui, que connaît-on d’elles exactement ?…

Pour creuser cette question, je vous livre pour commencer l’anecdote authentique suivante.

Il y a quarante ans, mon ami Éric qui vivait dans un petit ashram a rédigé un livre pour y décrire sa vie dans cet environnement particulier, ainsi que les leçons qu’il y apprenait auprès de son guru. Une fois achevé, avant même qu’il soit publié, il a offert une photocopie de son manuscrit à chacun des membres de cette petite communauté spirituelle.

Presque un an plus tard, au moment de leur réunion quotidienne du soir, le guru de son ashram leur dit souhaiter leur lire un des textes spirituels les plus inspirants qu’il ait découverts récemment. La trentaine de personnes qui l’entourent se réjouit d’avance de ce qu’ils vont entendre. A peine la lecture débutée, Éric se rend compte avec stupeur que ce que le guru est en train de lire n’est rien d’autre que le dernier chapitre de son propre livre, l’envolée mystique par laquelle il s’achève. Il en est dérouté. Pourquoi lire ce chapitre qu’ils ont tous déjà lu ?

A la fin de sa lecture, le guru demande à la petite assemblée ce qu’ils ont pensé de ce texte. Les commentaires élogieux fusent de toutes parts. Éric, lui, ne dit rien.

Lorsque chacun s’est exprimé, le guru leur dit : « Vous avez tous déjà lu ce texte voici un an ». Stupeur générale. Ah bon ? « C’est le dernier chapitre du livre d’Éric que chacun d’entre vous a reçu. Mais vous l’avez lu comme un texte d’Éric – de ce Éric que vous croyez connaître, parce que vous le fréquentez tous les jours – et de ce fait, vous êtes passés complètement à côté de la richesse et la beauté de ce chapitre. Comme c’est Éric qui l’avait écrit, ça ne pouvait pas être très inspirant, n’est-ce pas ? Mais quand je vous l’ai relu moi aujourd’hui, et que vous l’avez écouté sans cet a priori, là vous avez été capables d’en apprécier la saveur. »

Ce qu’Éric a vécu là, d’autres l’ont également vécu. Pensez à Romain Gary qui, pour être lu sans a priori, publie La vie devant soi sous le nom d’Émile Ajar… et décroche un deuxième Goncourt au passage. S’il l’avait envoyé sous son propre nom, on peut douter que son livre aurait été accueilli de la même manière, voire qu’il aurait été publié, vu comment il était déconsidéré à l’époque.

Croire que l'on connaît les êtres, à commencer par ceux qui nous sont le plus proche, nous fait oublier qu’ils ne sont pas statiques, figés pour l’éternité, mais qu’ils sont vivants, qu’ils changent, évoluent et se transforment. Qu’ils peuvent donc nous surprendre. Que peuvent se manifester en eux des élans, des inspirations, un souffle, une pensée qu’on n’aurait jamais attendus d’eux.

Le risque, quand on croit connaître quelqu’un, c’est que cette connaissance se limite à la personnalité, à l’être incarné, plus qu’au Soi, à l’âme qui l’habite, qui ne se manifeste pas forcément à chaque instant. On peut même avoir une connaissance assez intime de quelqu’un, physiquement, émotionnellement et mentalement, et passer à côté de sa dimension spirituelle, de ce qui l’inspire et le traverse occasionnellement.

Nous sommes des êtres complexes, multidimensionnels, au sein desquels cohabitent des parties parfois très différentes, voire contradictoires. La plupart d’entre nous sont tout sauf des individus monolithiques, uniformes, cohérents à chaque instant. Au point, d’ailleurs, que beaucoup d’entre nous ne se connaissent déjà pas eux-mêmes ou, pire encore, ont une vision très étriquée, limitante, de qui ils ou elles sont vraiment.

Il y a trente ans, j’ai découvert Petit Arbre, le livre de Forrest Carter présenté à l’époque comme le récit autobiographique d’un Indien Cherokee. J’ai adoré ce livre, que j’ai d’abord lu en anglais, puis relu en français de nombreuses fois. De même, j’ai ensuite dévoré Pleure Géronimo du même auteur, avec autant d’enthousiasme. Le succès considérable de Petit Arbre a finalement conduit certains journalistes aux États-Unis à enquêter sur cet auteur. Quelle ne fut pas leur surprise, alors, de découvrir que derrière Forrest Carter se cachait Asa Earl Carter (1925–1979), ancien militant ségrégationniste et membre du Ku Klux Klan, qui fut longtemps la plume des discours ultra-racistes de George Wallace ! Lorsque j’ai appris cela, des années après ma première lecture de ses œuvres, j’ai voulu les relire (en particulier Petit Arbre, d’une telle tendresse) à la lumière de ces révélations. Rien à faire : j’ai autant adoré ce petit bijou, publié chez Hachette Jeunesse.

Que faut-il en conclure ?

Cette histoire pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses :

• Comme Saul sur le chemin de Damas, qui deviendra Saint-Paul, est-ce que Carter a vécu une transformation intérieure majeure, une crise mystique, l’équivalent d’une NDE ou d’une émergence spirituelle ?

• A-t-il simplement canalisé – pour reprendre un terme très à la mode – quelque chose qui le dépassait (mais, en ce cas : pourquoi lui ?) ?

• Ou était-ce juste de l’escroquerie, une mystification, ou encore une façon de se racheter ?

Nul ne peut répondre à ces questions, encore que personnellement, l’hypothèse de l’escroquerie ne me convainque pas : je ne vois pas comment quelqu’un pourrait produire une œuvre d’une telle qualité en trichant…

Maintenant, imaginez les gens qui croyaient connaître Asa Earl Carter. L’auraient-ils pensé une seule seconde capable d’écrire les romans qu’il signa Forrest Carter ?… Impossible. Inimaginable.

Se libérer du connu, dans les relations, c’est refuser d’enfermer les êtres, les plus proches comme ceux qu’on ne connaît que par les médias, dans des cases rigides, définitives. Y compris soi-même. C’est se rappeler que nous sommes vivants et que les événements qui jalonnent immanquablement une existence humaine nous transforment, parfois profondément. C’est aussi – et c’est beaucoup plus difficile – prendre conscience que ces changements ne sont pas forcément visibles, qu’ils ne concernent pas nécessairement l’apparence des gens et leurs comportements les plus superficiels : ils peuvent se situer à un niveau beaucoup plus subtil, profond, et exiger beaucoup d’attention de notre part pour être détectables. Les vrais changements s’observent souvent moins dans le quoi – ce que les gens sont, ce qu’ils font – que dans le comment – la manière dont ils s’y prennent, la façon dont ils font les choses – et plus encore dans le pourquoi : la finalité de ce qu’ils entreprennent, l’idéal, le but qui les motive. Exemple : unetelle a en apparence toujours le même foutu caractère… mais elle le met désormais au service de quelque chose qui la dépasse, d’utilité publique.

Se libérer du connu, dans les relations, c’est cultiver la curiosité, la capacité de s’émerveiller encore devant ce qu’on croit connaître, de se laisser surprendre. C’est aussi une forme d’humilité : reconnaître que l’on ne sait pas tout de l’autre, très loin s’en faut. C’est un antidote à l’habitude de juger, d’étiqueter, de cataloguer les autres comme des objets.

Ça va même encore plus loin que cela.

Le regard que nous portons sur les êtres et les choses est en effet créateur, pour ne pas dire prescripteur. Quand je catalogue quelqu’un, je l’encourage à se comporter vis-à-vis de moi de la façon étroite dont je le considère. Si la chose est flagrante avec les enfants – les parents et les profs ont, de ce point de vue là, une grande responsabilité – elle est aussi très agissante entre adultes. George Thibon disait : « Voir les êtres tels qu’ils sont, c’est les rabaisser ; les voir tels qu’ils peuvent devenir, c’est les élever. » Puisque nous avons le choix du regard que nous portons sur celles et ceux qui nous entourent, pourquoi ne pas les imaginer plus grands qu’ils ne se croient eux-mêmes, plus étonnants que ce qu’ils laissent transparaître jusqu’ici ? Dans le même esprit, j’aime le dicton indien qui affirme : « Dans une assemblée de saints, un pickpocket ne voit que leurs poches ». Il souligne l’impact de notre façon de percevoir les êtres et le monde sur ce qu’ils pourront nous apporter, nous révéler d’eux-mêmes.

Avant l’arrivée du GPS, nous avions tous des cartes routières. Parfois, nous en utilisions qui dataient déjà de plusieurs années (voire pire !) et qui, forcément, ne correspondaient plus vraiment à la réalité des routes, des sens interdits, des nouvelles autoroutes, des ponts, etc., existant vraiment. Ça pouvait nous valoir de sacrées surprises, voire être dangereux. Avec l’arrivée du GPS, nous avons pris l’habitude (manuelle, autrefois ; automatique souvent maintenant) d’en faire des mises à jour régulières, pour coller au plus près de la réalité du réseau routier.

Ces cartes imprimées sont une parfaite métaphore des représentations que nous avons des gens que nous croyons « connaître ». Comme ces cartes, nos représentations datent, elles sont incomplètes, inadéquates, voire périmées. Nous avons donc tout intérêt à passer intérieurement au GPS symbolique, c’est-à-dire à avoir des représentations moins figées, plus faciles à mettre à jour, à faire évoluer.

La vie ne se laissera jamais enfermer dans une case, dans une carte, dans une représentation figée. Elle est comme un fleuve qui coule sans fin. Se libérer du connu, dans nos relations, c’est donc simplement rester vivant soi-même et considérer chaque être, chaque chose, mais aussi tout notre savoir et nos connaissances, comme étant vivants, toujours en transformation et en évolution. Jamais statiques. C’est percevoir en soi comme dans tout ce qui nous entoure cette vie qui sans cesse se renouvelle et nous émerveille.