On a jamais autant parlé d’“intelligence artificielle”, de toutes ses possibilités, mais aussi des dangers auxquels elle nous expose, selon l’utilisation que certains en font.
A y regarder de près, toutefois, cette dénomination – intelligence artificielle – semble usurpée. Et cette usurpation résulte elle-même d’une confusion entre des fonctions différentes chez nous autres humains.
Le mot intelligence vient du latin inter-ligere, à savoir relier les choses entre elles. La véritable intelligence relie, elle découvre les liens sous-jacents entre choses et êtres apparemment distincts, et en atteint ainsi une compréhension plus large et plus profonde, mais aussi plus unifiante. L’un des plus grands représentants de cette intelligence-là était Léonard de Vinci, comme l’illustre Walter Isaacson dans la magistrale biographie qu’il lui a consacrée : c’est parce qu’il savait relier entre eux des phénomènes très distincts, en maniant avec talent l’art de l’analogie, que Léonard de Vinci a eu jusqu’à trois ou quatre siècles (!) d’avance sur son temps, au niveau de ses découvertes scientifiques.
A contrario, ce que l’école développe le plus en nous, et ce que nous utilisons au quotidien, c’est la capacité d’analyser les choses : c’est-à-dire de les séparer, les disséquer, les distinguer les unes des autres, pour mieux en comprendre les composants. L’analyse est une capacité très utile et intéressante, mais elle ne saurait être identifiée à l’intelligence. Utilisées à l’excès, nos aptitudes analytiques ont abouti au monde que nous voyons aujourd’hui où tout est fragmenté, isolé, individualisé, où nous peinons à distinguer les conséquences collectives de nos actes individuels, où nous ne comprenons pas l’unité du vivant ni les répercussions globales qu’entraîne une action locale.
Nous avons besoin des deux : synthèse et analyse, yin et yang, capacité à relier et à disséquer. Si l’une prédomine et escamote l’autre, comme l’esprit analytique aujourd’hui, un déséquilibre se crée, dont les conséquences sont visibles partout.
Revenons aux ordinateurs : ce qu’ils font, c’est démultiplier nos capacités d’analyse et de calcul, en l’occurrence. C’est d’analyse artificielle qu’il faudrait donc parler à leur sujet, plutôt que d’intelligence artificielle. Ce sont des cerveaux gauches hyper-puissants, mais il leur manque les capacités de compréhension symbolique, analogique et synthétique, propres à l’hémisphère droit du cerveau. Sans parler, évidemment, de toutes les autres formes d’intelligence non cérébrale qu’on distingue aujourd’hui, à commencer par les intelligences émotionnelle, relationnelle, viscérale, etc.…
Dans un monde où nous sommes déjà carencés en intelligence véritable, en capacité de penser collectivement, globalement et même – disons-le – fraternellement, un monde où la surutilisation des fonctions analytiques a favorisé un individualisme extrême et une fragmentation sociale inquiétante, imaginer que nos problèmes vont être réglés par des ordinateurs qui mettront en œuvre le même fonctionnement à une échelle démultipliée revient à ignorer l’avertissement visionnaire d’Albert Einstein : « Nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec l’état d’esprit qui les a créés ».
Pour notre équilibre tant individuel que collectif, il nous faut impérativement développer l’intelligence symbolique, synthétique, analogique et métaphorique, propre au cerveau droit, pour recréer du lien partout où l’abus d’analyse les a sectionnés.