Lamartine et le tailleur de pierre mystique

· L'Esprit en Eveil

Durant les fêtes, une amie qui habite le petit village de Saint-Point (71), non loin de Cluny, où vécut Alphonse de Lamartine et où l'on peut visiter son petit château, a eu l'excellente idée de compiler le texte ci-dessous à partir du livre de Lamartine, "Le tailleur de pierre de Saint-Point", paru en 1851. J'ai eu très envie de le partager avec vous, en ce début d'année !

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C’est l’histoire de Claude des Huttes, tailleur de pierres du village. Les propos que Lamartine échange avec Claude nous révèlent un vrai mystique, sans doute aussi végan plus d'un siècle et demi avant que ce terme n'apparaisse.

Un jour, donc, Alphonse de Lamartine s’aperçoit qu’un des murs de clôture situé le long du chemin des bergers s’est écroulé. Il s’enquiert donc auprès du vieux père Litaud, d’un tailleur de pierres qui viendrait réparer ce mur dégradé :

 

Le père Litaud : « Oui, monsieur, il y en a un, c’est un bien bon ouvrier et bien serviable encore, mais je ne suis pas sûr qu’il consente à descendre et à venir travailler pour la maison »

A.de L : Et pourquoi donc ? est ce que mon argent ne vaut pas celui des autres ?

Le père Litaud : C’est que ce tailleur de pierres ne travaille pas pour de l’argent.

A de L : Eh bien je lui donnerai du grain, du blé, des pommes de terre, de l’huile de noix, des paniers de pommes et de prunes, ce qu’il voudra, enfin !

Le père Litaud : Mais c’est qu’il ne travaille pas non plus pour des denrées, comme nous autres.

A de L : Mais pour quoi donc travaille t-il ?

Le père Litaud : Pour le bon Dieu, monsieur, et pour les pauvres gens du bon Dieu. Rien que pour lui, rien que pour eux. Et comme monsieur est riche, qu’il est maitre des bois, des prés et du château, j’ai peur que cet homme qui est doux mais qui est résistant comme sa pierre dans son idée, ne se dise : « Le monsieur est assez à l’aise pour faire faire son ouvrage par des ouvriers à bon salaire ». et si j’accepte de travailler pour lui, je manquerai au pauvre monde.

(Quelque temps plus tard, Alphonse de Lamartine va rejoindre Claude des Huttes sur la colline où il habite.)

A de L : Mais quelle idée vous faites-vous donc de ce bon Dieu que vous aimez tant, mon pauvre Claude ?

Claude des Huttes : Ah ! monsieur, j’y pense, j’y pense, j’y pense depuis que je suis au monde. Une idée de Dieu, mais si on l’avait, on serait Dieu soi-même. Une image, je ne dis pas, je m’en fais bien quelque fois des milliers d’images.

A de L : Et quelles images vous reviennent le plus souvent, Claude ?

C des H : Tantôt je le vois comme un ciel sans fin semé d’yeux de toutes parts et qui enveloppe les mondes. Tantôt je le vois comme une mer qui n’a point de rivages, d’où il sort sans fin des îles, des terres. Tantôt je le vois comme un géant qu’on charge à jamais de montagnes, de mers, de soleils, de mondes amoncelés les uns sur les autres, et qui n’en sent pas même le poids. Tantôt je le vois comme un cadran marqué en chiffres de soleil sur le ciel et dont l’aiguille sans fin s’allonge, s’allonge, s’allonge toujours en vain vers les bords de ce cadran sans les atteindre jamais. Tantôt je le vois comme un œil infini, ouvert plus large que le ciel sur ses œuvres, qu’il regarde en s’élargissant pour les embrasser à mesure qu’il les crée. Tantôt comme une main démesurée qui nous porte tous et qui nous rapproche de son regard pour nous éclairer, de son souffle pour nous réchauffer. Tantôt comme un cœur qui bat dans toutes ses œuvres depuis la plus grande jusqu’à la plus petite. Mais je vous fais rire, monsieur !

A de L : Dieu veut que vous et moi nous sentions la distance que rien ne peut mesurer entre lui et nous. Qu’il nous suffise de le sentir, de l’espérer et de l’aimer. Quant à le comprendre, le soleil même, si le soleil est l’intelligence du ciel, s’y éteindrait.

C des H : Contentons-nous de faire sa volonté pendant ce petit moment sur la terre.

A de L : Mais en quoi consiste pour vous cette volonté ?

C des H : A tout aimer ce qu’il a fait, monsieur, afin de l’aimer ainsi lui-même dans ses œuvres et à tout servir afin de le servir ainsi lui-même dans tout le monde.

A de L : Mais tout aimer et tout servir en vue d’aimer et de servir l’auteur de tout, c’est pénible quelque fois, car enfin, il y a bien des personnes et des choses qu’il est difficile d’aimer et on est bien tenté de se servir soi-même au lieu de servir les autres.

C des H : Eh bien monsieur, on m’a souvent dit cela là-bas dans les villes et dans les villages, il faut que ce soit vrai et pourtant ce n’est pas pour me vanter mais je ne l’ai jamais compris.

A de L : Comment Claude, il ne vous a jamais été pénible d’aimer tout le monde et de vous sacrifier comme un autre Christ à tout le monde ? Vous êtes un abime d’abnégation ?

C des H : Il paraît que le bon Dieu qui m’a refusé l’esprit et bien d’autres choses, m’a fait la grâce de me rendre de ce côté ce qu’il m’a ôté de tous les autres. Je n’ai jamais senti de haine en moi contre mon prochain de toute espèce.

A de L : Qu’entendez vous par votre prochain de toute espèce ?

C des H : Je veux dire les hommes, les choses, les bêtes et même les arbres et les plantes : tout que qui est notre parent de corps ou d’âme, tout ce qui est proche de nous, tout ce qui habite ou tout ce qui compose ce monde où Dieu nous a mis, comme j’ai mis ces animaux dans cet enclos pour vivre en paix et en amitié autour de moi.

A de L : Vous aimez tout cela ?

C des H : Je ne sais pas comment le bon Dieu m’a fait le cœur, monsieur, mais il est toujours plein et cependant toujours vide.

A de L : Vous voulez dire qu’il est infini ?

C des H : Peut-être bien, monsieur, que ça veut dire ce que vous appelez comme ca. Quoi qu’il en soit, rien ne peut tout à fait le remplir. La plus grande grâce que le bon Dieu nous a faites, c’est cette inclination à tout aimer. C’est comme une source chaude qui coule toujours du cœur, monsieur, et qui après avoir arrosé ici, va arroser là et qui ne s’arrête jamais de couler. Il me semble que je ne fais qu’un avec tous les hommes, monsieur, qu’ils sont un morceau de ma propre chair et que je suis un morceau de la leur. Je pense que c’est cela qu’on appelle amour, n’est ce pas ?

A de L : Oui, précisément, et dans la portée la plus pure et la plus divine de ce mot.

C des H : Mais peut être que ça n’est pas bien d’aimer autant tout ce que j’aime presque autant que mon prochain.

A de L : Et qui aimez vous donc tant après Dieu et les hommes, que nous ne saurions trop aimer ?

C des H : Je n’oserai jamais vous le dire, et c’est pourtant comme ça.

A de L : Dites hardiment ! Trop aimer est bien rarement un mal devant Dieu.

C des H : Eh bien ! oui, monsieur, quand j’ai bien aimé et bien servi, selon mes forces, le bon Dieu et les hommes, oserai-je vous le confesser ? Je me sens une tendresse bête, mais une tendresse que je ne puis pas vaincre, pour tout le reste de la création, surtout pour toutes ces créatures animées d’une autre espèce, qui vivent à côté de nous sur la terre, qui voient le même soleil, qui respirent le même air, qui boivent la même eau, qui sont formées de la même chair sous d’autres formes, et qui paraissent vraiment des membres moins parfaits, moins bien doués par notre Père commun, mais enfin des membres de la grande famille du bon Dieu.

A de L : De qui voulez-vous parler ?

C des H : Je veux parler de ces animaux, de ces chiens si fidèles et si bons serviteurs, de ces chèvres, de ces chevreaux, de ces brebis, de ces oiseaux, de ces mouches à miel, de ces lézards, de tous les plus petits insectes habitants des feuilles, des pierres ou des herbes à qui je ne fais jamais de mal parce que je vois en eux l’œuvre du bon Dieu. Ah ! je vous réponds, monsieur que vous ne pourriez pas m’en vouloir d’aimer aussi ces pauvres bêtes : car l’amour vaut l’amour, monsieur, de si haut et de si bas qu’il vienne.

Et puis, quand même on me dirait que c’est niais d’aimer les bêtes du bon Dieu et de les rendre heureuses, c’est plus fort que moi, je n’y pourrais rien. Le cœur est comme l’eau, il coule où il veut.

Et croiriez-vous que, non content de me sentir cette tendresse et cette compassion pour les bêtes qui remuent, qui sentent et qui ont une âme, je m’en sens aussi pour ces arbres, pour ces plantes, pour ces mousses qui ne remuent pas, qui ne paraissent pas penser mais qui vivent et qui meurent là autour de moi sur la terre.

Est-ce que nous n’avons pas une véritable parenté de corps avec cette terre d’où nous sortons, où nous rentrons, qui nous porte, qui nous abreuve, qui nous nourrit comme une nourrice de ses mamelles ?

Est-ce qu’il n’y a pas entre elle et nous une véritable parenté de corps qui fait que, quand nous prenons dans la main une poignée de sable ou une motte de terre des collines, nous pouvons dire à ce grain de sable « Tu es mon frère » et à cette motte de terre « Tu es ma mère ou ma sœur » ?

Et cette terre ne semble-t-elle pas aussi nous répondre et nous aimer, nous, et nous dire : « Oui, je vous reconnais, vous êtes de moi »

 

Claude des Huttes a bel et bien existé et on peut voir sa tombe dans le vieux cimetière de Saint-Point juste en face de l’entrée de l’église ainsi que sa maison sur les hauteurs du village.

 

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