En 1955, Jacques Lusseyran est invité aux Etats-Unis, en Virginie, pour enseigner à Hollins, un college (université) américain. C’est là qu’il débute l’écriture de Le monde commence aujourd’hui, son troisième livre. J’ai déjà eu l’occasion de parler du premier, Et la lumière fut, absolument bouleversant, hélas classé dans les ouvrages sur la résistance alors qu’il est tellement plus que cela : un immense livre spirituel, un livre mystique rare. Si je m’en étais tenu au 4e de couverture, je ne l’aurais jamais lu, c’est dire…
Une fois encore, dans Le monde commence aujourd’hui, Lusseyran nous offre ce regard d’autant plus extraordinaire, qu’il porte sur le monde, qu’il est celui d’un homme ayant perdu la vue à l’âge de huit ans.
Pour vous donner envie de le lire, j’ai souhaité partager avec vous l’extrait ci-dessous que je trouve d’une portée humaine, philsophique et spirituelle rare. Et son message tellement d’actualité dans l’Europe où nous vivons.
(A l’exception des mots anglais, les italiques sont de moi.)

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Il y avait « cotillon » ce soir à Hollins, ou plutôt en ville, pour les jeunes filles du college. Les voici qui reviennent par bouffées de rire, grands cris d’adieu, courses à travers les gazons sur les feuilles craquantes. Les garçons font piaffer, pour le prestige, les 25 CV de leurs lourdes voitures. Les klaxons, inutiles, font des déchirures dans l’ombre. Tout cela est gai, doux, brillant, rapide. Tout cela est indolore. Et moi, dans mon atelier, qui écoute ce gentil tumulte, les oreilles toutes grandes ouvertes de surprise, je suis facile, facile.
(…)
Je n’ai pas des désirs de pauvreté ou de rudesse, des besoins impérieux de malheur. J’aimerais – oh, combien j’aimerais ! – qu’il soit simplement difficile de dire pourquoi mon université est heureuse. C’est cela : il me semble que je sais trop bien pourquoi elle garde, d’un bout de l’année jusqu’à l’autre, son air de fête, et presque de volupté.
(…)
Sûrement je m’abandonnerais à cette douceur, si je n’en connaissais pas les causes, si je n’avais pas à compter tant de voitures, tant de réfrigérateurs, et de télévisions, et de souffleries climatisantes, et de familles fortunées, et de nourriture en réserve, et d’industries en ébullition à travers l’Amérique.
C’est peut-être une méchante idée amenée d’Europe par mégarde, mais je voudrais bien que les jeunes filles de mon college et leurs garçons de promenade et de danse aient quelque chose à attendre, quelque chose qui ne vient pas. Ou mieux, quelque chose qui vient de nous. Car je ne puis me retenir de penser que cet équilibre, ce confort sont des biens provisoires d’Hollins, des biens fondés sur une supposition dont la fragilité m’effraie : que l’univers est fait pour donner du bonheur aux hommes, que c’est sa destination même et qu’il suffit d’un signe distrait, automatique pour déclencher tous ses dons.
Qu’arriverait-il si, soudain, mon college ne recevait plus la chaleur, la nourriture ni même simplement les menus soins de beauté dont il vit ? Qu’arriverait-il si l’un des fils de cet étrange édifice heureux se rompait ? S’il y avait état de siège, de panique ou de pauvreté ? Souriraient-elles encore les jeunes filles d’Hollins ?
Je voudrais croire que oui. Je le voudrais pour elles. Mais j’ai peur. Et mon appréhension, vous le voyez bien, s’étend bien au-delà des limites précieuses de notre campus.
La voilà cette résistance que je sens monter en moi au milieu de cette nuit trop douce : j’ai peur d’oublier, moi aussi, et aussi vite que les autres. Oublier que la terre est très riche, mais pour le bien de plusieurs espèces, et non pas d’une seule, fût-elle humaine. Oublier que les possessions matérielles sont bonnes, mais à la condition d’être traitées légèrement. Je veux dire, ironiquement, comme on regarde une toupie qui fait ses tours. Elles seront bonnes peut-être ou, du moins, ne seront pas mauvaises, si nous ne comptons pas sur elles pour vivre. C’est toute mon affaire cette nuit : demander la vie là où il y a réserve de vie, ne pas me tromper d’adresse. La demander au-dedans de moi, à cette place, absolument intérieure, où il n’y a ni ciel, ni gazon, ni voitures, ni même puissance d’aucune sorte visible, mais la vie.
Il ne faut pas perdre la vie. C’est une source très forte mais très cachée : quelques détours, et nous voilà tous égarés loin d’elle pour longtemps. Or, il me semble cette nuit que le campus s’est éloigné d’elle, je ne sais comment. Cela lui donne un caractère d’irréalité. Et je me trouve à l’aise, mais je me trouve sans joie.
La liberté politique, c’est bien. La liberté sociale, c’est bien. Mais il est une autre forme de liberté dont, par un concert général de silence, personne ne parle aujourd’hui, ni dans les États démocratiques ni dans les autres : c’est la liberté intérieure. Je ne dis pas la liberté religieuse : celle-là, qu’on me pardonne, est importante mais relativement superficielle. Je dis l’indépendance, la non-dépendance des hommes, de chacun d’eux pour son compte, envers les biens matériels, l’océan des services et des produits qui résultent de son industrie. C’est encore plus simple : la non-dépendance des hommes envers le monde extérieur.
(…)
Il n’y a vraiment qu’une richesse. Je ne sais pas complètement ce qu’elle est, mais je crois voir dans la nuit le chemin qui mène vers elle. Je sens la place d’une porte. Cette porte – cela du moins est clair – me conduit vers la vie intérieure et non vers les choses. Une fois de plus, l’Amérique (est-ce par contraste ?) m’a conduit vers la pauvreté. Non pas vers ma pauvreté : la pauvreté, comme tout ce qui compte dans le monde, n’appartient pas à un homme, puis à un autre, et à un autre encore. Elle nous attend tous patiemment. Elle attend que nous ayons une pensée pour elle. Elle sait qu’un jour il faudra bien que nous l’acceptions.
Et maintenant, qu’il vive mon campus virginien ! Qu’il soit tous les jours plus docile, plus rieur, plus mousseux, plus douillet et plus beau : je le veux bien. Je le souhaite même, et que l’univers avec lui soit tout entier plus harmonieux ! Mais je souhaite davantage encore de ne plus oublier qu’il importe assez peu aux hommes que les choses soient réglées, hors d’eux, en forme de paradis. « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Comprendre enfin que cette parole-là n’est pas seulement une parole religieuse, c’est-à-dire indirecte, symbolique, voire confuse, mais positive, que l’Univers est Ainsi Fait.
- Lusseyran, Jacques. Le monde commence aujourd'hui. Silène. Édition eBook.
