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Le désir de vengeance : une addiction négligée

Comment le pardon peut nous en libérer.

8 août 2025

Dans son livre The Science of Revenge, James Kimmel Jr., avocat, chercheur et maître de conférences à l’université de Yale, défend une thèse aussi novatrice que percutante : la vengeance fonctionne dans le cerveau comme une drogue. Elle peut devenir une addiction à part entière, comparable à celle à la cocaïne, à la nicotine ou à l’alcool. Et comme toute dépendance, elle se renforce à chaque nouvelle « dose », en dépit de ses conséquences destructrices.
Tout naturellement, il en arrive à évoquer le pardon comme remède.

Une réaction d’abord humaine, ensuite chimique
Lorsqu’on subit une injustice, une trahison, une humiliation, notre cerveau enregistre une douleur sociale aussi vive que la douleur physique. C’est le cortex insulaire qui s’active – la même région cérébrale que lorsqu’on se brûle ou qu’on se blesse. Ce que nous appelons « colère » ou « désir de justice » est en réalité une réaction neurobiologique instinctive : un système d’alarme archaïque qui cherche à rétablir l’équilibre.

Mais si cette énergie n’est pas canalisée, elle s’autoalimente. Imaginer se venger, raconter sans cesse l’histoire de l’injustice qu’on a subie ou consommer des contenus indignés sur les réseaux sociaux déclenche la libération de dopamine, l’hormone du plaisir et de la récompense. Cette brève montée donne un sentiment de puissance, de clarté, d’exaltation. Puis, comme toute substance plaisante, elle appelle une nouvelle dose. Le problème, c’est qu’elle ne soigne rien : elle aggrave le mal.

Une spirale perverse
Kimmel décrit un cycle en trois temps : (1) la blessure initiale, (2) la montée du désir de vengeance, (3) le passage à l’acte (réel ou mental), suivi d’un soulagement… qui ne dure pas. Très vite, la douleur revient. Plus sourde, plus floue, mais plus ancrée. Pour retrouver cette sensation de pouvoir, il faut une dose plus forte : une revanche plus violente, une humiliation plus grande de l’autre, une posture plus rigide.

À l’échelle collective, ce mécanisme devient explosif : des groupes, des partis, des peuples entiers peuvent s’enfermer dans une identité-victime où la vengeance devient une mission morale, trop souvent déguisée en justice. Les réseaux sociaux, avec leurs boucles de rétroaction, leur culture de l’indignation et l’exposition permanente d’injustices réelles ou supposées, aggravent cette dépendance collective.

Le pardon : un sevrage intérieur
Là où ça devient passionnant (et libérateur), c’est que le pardon interrompt ce cycle : de manière neurologique. Kimmel montre que le simple fait d’envisager le pardon – même sans le vivre pleinement – désactive le cortex insulaire (le circuit de la douleur), interrompt le système de récompense associé à la revanche (réelle ou imaginaire), et réactive le cortex préfrontal, siège du discernement, du contrôle de soi et de la compassion.

Autrement dit : le pardon modifie la chimie du cerveau ! Il ne s’agit pas d’excuser ou d’absoudre l’injustice, mais de rompre avec l’état de dépendance intérieure qu’elle a provoqué en nous. On ne pardonne pas pour faire un cadeau à l’autre. On pardonne pour se libérer de l’emprise du mal, pour désactiver le bouton "play" de cette boucle mentale infernale sans fin. C’est un cadeau qu’on se fait à soi-même avant tout, comme nous l'enseignons dans les Cercles de Pardon.

Une approche clinique et sociale
Fort de cette découverte, Kimmel milite pour que la vengeance soit reconnue comme un enjeu de santé publique. Il propose d’intégrer ce paradigme dans la prévention de la violence, dans les politiques carcérales, dans l’éducation émotionnelle et même les approches thérapeutiques. Il évoque l’utilisation possible de médicaments (comme ceux utilisés contre l’alcoolisme), mais aussi d’approches thérapeutiques spécifiques.

Une révolution silencieuse
La force du propos de Kimmel tient à la fois aux recherches cliniques sur lesquelles il s’appuie et à sa portée spirituelle. Il affirme en effet que la vengeance est l’un des derniers grands tabous de la médecine mentale. On accepte qu’une personne puisse être dépendante au sucre, au sexe, au jeu… mais pas à la revanche. Or des millions de gens sont prisonniers de cette boucle mentale toxique, avec un tribunal intérieur qui ne cesse de juger les uns et les autres, sans jamais s’en rendre compte.

À l’inverse, dit-il, le pardon n’est pas une faiblesse ni un acte religieux réservé à quelques saints. C’est un acte à la fois neurologique, thérapeutique, politique. Une manière de reprendre la main sur son cerveau, de restaurer son intégrité émotionnelle et de ne plus se laisser piloter par la souffrance initiale qu’on a connue, donc de ne plus être prisonnier ni victime de son passé.

(Un grand merci à Eileen Barker pour m'avoir fait découvrir le livre et le travail de James Kimmel. Eileen, ancienne avocate, puis médiatrice, avant de fonder The Path to Forgiveness, est aussi animatrice de Cercles de Pardon en Californie. Elle est intervenue autrefois aux Journées du Pardon, au Val de Consolation. Elle a aussi co-animé le Cercle de Pardon géant que j'ai dirigé en Islande en mai dernier, avec trois autres animateurs.)

Pour aller plus loin : www.cerclesdepardon.frwww.dondupardon.fr